Nous sommes très heureux de faire partie des cinémas qui programment cette œuvre sulfureuse de Jean Eustache, restée quasi invisible dans de bonnes conditions pendant des décennies, à l’occasion de sa ressortie en salles après une restauration minutieuse. Deux séances événements à ne pas manquer : samedi 18 juin à 13h50 ou lundi 20 juin à 19h30.

Ne vous laissez pas impressionner par sa durée : le film d’Eustache est véritablement à part dans l’histoire du cinéma français. À la fois marqué par un narcissisme masculin exacerbé et par une sensibilité extrême à l’émancipation des femmes traitée comme une question politique, La Maman et la Putain, qui parle ouvertement d’avortement alors que l’IVG en France est interdite en 1973, ressort en copie restaurée en 2022 au moment où l’arrêt de la Cour suprême US (de 1973 !) encadrant le droit à l’avortement est remis en cause ; sa découverte n’en est que plus nécessaire.

 

L’histoire ?
Alexandre, jeune bourgeois bohème oisif, vit avec (et aux crochets de) Marie, boutiquière plus âgée que lui. Mais Alexandre aime encore Gilberte, une étudiante qui refuse la demande en mariage qu’il lui fait en forme d’expiation.
Il accoste, alors qu’elle quitte une terrasse de café, Veronika : « Je me laisse facilement aborder, comme vous avez pu le constater (…) Je peux coucher avec n’importe qui, ça n’a pas d’importance. »
Sa compagne Marie accepte, quoique difficilement, de partager son homme avec sa nouvelle amante…

 

Le contexte
À sa sortie en 1973, La Maman et la Putain fait scandale. En premier lieu au Festival de Cannes où le jury n’est pas d’accord à son sujet et où certains spectateurs huent le film. Il remporte tout de même le Grand Prix Spécial du Jury et partage le prix de la Critique Internationale – FIPRESCI – ex-aequo avec un film qui choquera et marquera lui aussi l’histoire du cinéma La Grande Bouffe de Marco Ferreri.

Il faut dire que le film scandalise en raison de son sujet, de sa manière provocatrice et libérée d’aborder la sexualité, et sa longueur inédite pour un film intimiste, qui suit, trois heures quarante durant, un trio s’interrogeant sur l’amour libre et triangulaire, dans une longue réflexion sur les relations amoureuses dans les années qui ont suivi Mai 68 et ses utopies. Pour le cinéaste Jean-Henri Roger c’était  » un des plus beaux films sur 1968, alors qu’il n’en parle jamais ». Il soulève également d’autres sujets qui posent encore problème à l’époque comme la question de l’avortement.

Pourtant, le financement de ce film sans pareil a été un long chemin de croix pour Jean Eustache, malgré sa reconnaissance par le milieu pour ses documentaires, et sa capacité à proposer des films rentables. Jusqu’en 1972 une taxe s’appliquait sur chaque film au prorata de sa longueur et un film jugé trop long pouvait être interdit, surtout s’il ne s’agissait pas d’une superproduction. La fin de cette taxe a permis à La Maman et la Putain de voir le jour. Le film faisant au départ 5 ou 6h, Eustache a malgré tout dû couper son film, non sans mal. Pour lui, l’univers clos devenait de plus en plus fort avec la durée du film, en faisant entrer les spectateurs dans la vie des personnages pour leur faire oublier leur propre réalité.

Eustache disait qu’il s’agissait du film qu’il détestait le plus, trop proche de sa propre histoire, et de certains de ses plus douloureux souvenirs : « C’est le seul de mes films où le passé ne joue pas. Il correspondait à ma vie au moment même où je tournais, et la recoupait de façon parfois tragique ». Les trois principaux films de fiction d’Eustache sont des autofictions. Mes Petites amoureuses s’inspire de son enfance à Pessac, Le Père Noël à les yeux bleus est au départ une anecdote de son adolescence et La Maman et la Putain, de manière presque contemporaine, revient sur la femme dont il est tombé amoureux lorsqu’il vivait avec une autre. Ces films sont très écrits mais laissent, dans La Maman et la Putain, la place à un décor réaliste, où Paris est filmé de manière documentaire.

Le tournage a duré sept semaines, entre début juin et le mois de juillet 1972. Eustache exigeait de ses acteurs qu’ils respectent son texte à la lettre et il n’y avait qu’une seule prise par scène. Un tournage dans l’urgence, tout comme l’écriture du film, qui fut vécu comme un besoin viscéral par le réalisateur à ce moment de sa vie. Il avait par ailleurs déjà écrit le scénario de son film suivant, Mes Petites amoureuses, qu’il avait préféré laisser de côté.

La Maman et la Putain est un film devenu culte, par son invisibilité sur grand écran pendant des années en raison de problèmes de droits, des copies pirates de mauvaise qualité circulant sur Internet pour quelques cinéphiles désireux de découvrir le film.